I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Les requérants sont nés respectivement en 1978, 1976, 1979, 1969, 1964, 1978, 1970, 1976, 1976, 1967, 1979 et 1980, et résident à Istanbul.
5. Depuis mai 1995, une série de manifestations, engagées par des proches des prisonniers, se déroulait sous la forme d'un « sit-in » hebdomadaire devant le lycée de Galatasaray à Taksim (Istanbul) sur une voie publique. L'action se répétait sans relâche chaque samedi et avait pour but de soutenir les prisonniers contre le projet de construction du bâtiment de prison de type F.
6. Le 26 septembre 1998, lors de la 176e semaine de cette action devant le lycée, la police somma, à plusieurs reprises, 55 à 60 manifestants – y compris les requérants – de mettre fin à leur manifestation illégale et de se disperser. Suite à leur refus d'obtempérer, la police fit usage de gaz lacrymogène et procéda à leur mise en garde à vue, les obligeant à monter dans un bus. D'après les éléments du dossier et du procès-verbal, une fois dans le bus, les manifestants en saccagèrent les fenêtres et déchirèrent les sièges ; ils furent maîtrisés difficilement.
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2. Nécessaire dans une société démocratique
44. D'après le Gouvernement, les requérants ont participé à une manifestation sur une place publique, tenue sans déclaration préalable et contrairement à la législation interne concernée. Il note par ailleurs qu'ils ne se sont pas conformés à l'ordre de dispersion et que la manifestation perdurait depuis 176 semaines. Dans ces circonstances et compte tenu de la marge d'appréciation reconnue aux États en la matière, le Gouvernement estime que les risques de perturbation des civils qui se trouvaient sur les lieux ce samedi et la résistance des manifestants justifiaient la dispersion du rassemblement en cause. Pour lui, l'intervention des policiers était une mesure nécessaire au sens du deuxième paragraphe de l'article 11 de la Convention.
45. La Cour se réfère d'abord aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l'article 11 (voir Djavit An c. Turquie, no
20652/92, §§ 56‑57, CEDH 2003‑III ; Piermont c. France, arrêt du 27 avril 1995, série A no 314, §§ 76‑77 ; Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche, arrêt du 21 juin 1988, série A no 139, p. 12, § 32). Il ressort ainsi de cette jurisprudence que les autorités ont le devoir de prendre des mesures nécessaires en ce qui concerne les manifestations légales afin de garantir le bon déroulement de celles-ci et la sécurité de tous les citoyens.
46. La Cour note en outre que les États doivent non seulement protéger le droit de réunion pacifique mais également s'abstenir d'apporter des restrictions indirectes et abusives à ce droit. Enfin, elle estime que si l'article 11 tend pour l'essentiel à prémunir l'individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l'exercice de ses droits protégés, il peut engendrer de surcroît des obligations positives d'assurer la jouissance effective de ces droits (Djavit An, précité, § 57).
47. A titre préliminaire, la Cour estime que ces principes sont également applicables pour les manifestations et défilés organisés dans les lieux publics. Toutefois, elle note qu'il n'est pas contraire à l'esprit de l'article 11 que pour des raisons d'ordre public et de sûreté publique, a priori, une Haute Partie contractante puisse soumettre à autorisation la tenue de réunions et réglementer les activités des associations (voir Djavit An, précité, §§ 66‑67).
48. Eu égard aux dispositions internes, la Cour observe qu'aucune autorisation n'est requise pour la tenue de manifestations publiques ; à l'époque des faits, une notification était toutefois exigée 72 heures avant l'événement. En principe, les règlementations de ce type ne devraient pas constituer un obstacle dissimulé contre la liberté de réunion pacifique telle qu'elle est protégée par la Convention. Il va sans dire que toute manifestation dans les lieux publics pourrait causer un certain désordre dans le déroulement de la vie quotidienne, et se heurter à des hostilités. Ceci étant, il est important que les associations et autres organisateurs de manifestations participent en tant qu'acteurs de la démocratie aux règles du jeu en respectant les règlementations en vigueur.
49. La Cour estime qu'à défaut de notification, la manifestation se déroulait irrégulièrement, ce que les requérants ne contestent pas. Cependant, elle rappelle qu'une situation irrégulière ne justifie pas une atteinte à la liberté de réunion (Cisse c. France, no
51346/99, § 50, CEDH 2002‑III). Néanmoins, pour la Cour, il est important, à titre préventif, que les autorités soient informées, des mesures de sécurité, telles que par exemple la présence de service de secours sur les lieux des manifestations, soient prises afin de garantir le bon déroulement de tout événement, réunion ou autre rassemblement que ce soit politique, culturel, ou autres.
50. Il ressort des éléments du dossier que, le 28 septembre 1998, les manifestants ont été informés plusieurs fois de l'irrégularité du rassemblement et des troubles que celui-ci causait pour l'ordre public en particulier un samedi, et qu'il leur a été enjoint de se disperser. Les requérants ne se sont pas conformés aux sommations des forces de l'ordre.
51. La Cour note que l'essence de la liberté de manifestation est la possibilité pour tout citoyen d'exprimer son opinion et son opposition, voire de contester toute décision venant de tout pouvoir quel qu'il soit. Cependant, elle n'est nullement liée à l'obtention d'un résultat donné. Dans la présente affaire, elle observe que la manifestation se tenait depuis mai 1995 tous les samedis, sans ingérence de la part des autorités. Elle estime que les requérants avaient ainsi atteint leur objectif, celui d'attirer l'attention de l'opinion publique sur un problème d'actualité. En revanche, il est évident qu'un tel rassemblement dans un lieu public, se répétant tous les samedis matins, depuis plus de trois ans, avait acquis un caractère presque permanent, perturbant ainsi la circulation et causant un trouble certain à l'ordre public (cf. a contrario, Ataman c. Turquie, no
74552/01, §§ 39-44, 5 décembre 2006).
52. Aux yeux de la Cour, dans les circonstances particulières de l'affaire et en tenant compte de la durée et du nombre des manifestations précédentes, les autorités ont réagi dans le cadre de la marge d'appréciation qui est reconnue aux États en cette matière (Cisse, précité, §§ 51‑53 ; Chorherr c. Autriche, arrêt du 25 août 1993, § 3
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OPINION DISSIDENTE DE MM. LES JUGES
CABRAL BARRETO ET POPOVIĆ
Nous ne pouvons suivre la majorité dans la présente affaire parce que nous nous trouvons liés par la jurisprudence Oya Ataman.
1. Dans l'affaire Oya Ataman, la chambre a conclu, à l'unanimité, à la violation de l'article 11 de la Convention, à cause de l'utilisation du gaz lacrymogène pour disperser une manifestation ayant lieu au centre ville d'Istanbul. La situation est identique dans la présente affaire. Le fait que le gouvernement avait durant une longue période toléré la manifestation ne peut, quel que soit le mode de raisonnement, venir à l'appui de la thèse du Gouvernement. Bien au contraire, le comportement du gouvernement turc dans la présente affaire parle indubitablement en faveur des requérants.
La majorité a estimé que le message politique des requérants a été transmis au public durant les manifestations qui avaient précédé celle pendant laquelle les requérants ont été exposés au gaz lacrymogène. Si tel était le cas il n'y aurait pas de manifestation. D'un autre côté, nous ne pouvons pas comprendre le fait que le Gouvernement a invoqué une circonstance permettant selon lui de s'exonérer de l'article 11 de la Convention après plus de deux ans de manifestations des requérants. S'il existait une telle circonstance favorable à la thèse du Gouvernement, elle aurait dû être invoquée bien plus tôt. S'il s'agissait des problèmes de circulation, pourquoi est-ce que le Gouvernement a réalisé son existence après plus de 170 semaines ?
Il nous paraît clair que la présente affaire ne peut pas être distinguée de l'affaire Oya Ataman, et pour cette raison nous tenons à souligner notre fidélité à la jurisprudence établie par la chambre dans cette affaire.
2. De plus, bien que la liberté de réunion puisse être assortie de restrictions, celles-ci appellent une interprétation étroite, et le besoin de restreindre cette liberté doit se trouver établi de manière convaincante (voir, parmi d'autres, Gawęda c. Pologne, arrêt du 14 mars 2002, § 32, CEDH 2002-II).
Nous avons du mal à voir comment une réunion qui a été acceptée par les autorités pendant longtemps est devenue un trouble à l'ordre public en raison de son caractère « quasi permanent » : la durée et le nombre des manifestations ne sont pas des éléments à prendre en considération pour l'examen des restrictions admises au paragraphe 2 de l'article 11.
3. En conclusion, le trouble à l'ordre public ne se trouve pas établi de manière convaincante pour justifier l'intervention des autorités ; par conséquent, il y a violation de l'article 11 de la Convention.